ActualitésProtection sociale et solidaire

Que penser du « revenu universel d’activité » ?

2 décembre 2019

Invité par le Mouvement Français du Revenu de Base à intervenir lors d’un colloque au Sénat intitulé « Renforcer le contrat social : quel revenu pour une société plus solidaire ? », Manu Bodinier est intervenu au sujet du Revenu Universel d’Activité. L’idée défendue par AequitaZ au travers de son intervention : « Le RUA n’est pas le volet social du macronisme mais l’autre volet d’une politique qui organise la concurrence de tous contre tous. C’est l’autre versant du néolibéralisme. »

On peut regarder le projet de revenu universel d’activité (RUA) de deux manières :

→ soit en mettant en balance ses avantages et ses inconvénients, en observant ses avancées et ses reculs au regard de sa mission de limiter la pauvreté des personnes exclues des autres politiques de solidarité.
La focale est mise sur le dispositif lui-même.
→ soit, et ce sera mon option, en replaçant cette réforme dans les transformations actuelles de la protection sociale engagées depuis le début de ce quinquennat. La focale est élargie. Le projet se résume en une phrase : le RUA n’est pas le volet social du macronisme mais l’autre volet d’une politique qui organise la concurrence de tous contre tous. C’est l’autre versant du néolibéralisme.

Détaillons.

On distingue classiquement trois régimes de protection sociale [1].

Le premier vient des réformes engagées par le chancelier Bismarck en Prusse pour contrer la montée des socialistes. A partir de 1883, il crée des assurances sociales sur la maladie, la maternité, les accidents du travail et la vieillesse à destination des ouvriers de l’industrie. « Messieurs les démocrates joueront vainement de la flûte lorsque le peuple s’apercevra que les princes se préoccupent de leur bien-être » écrit-il dans ses Mémoires. A partir de 1898 en France, des assurances sociales seront progressivement mises en place qui seront élargies après la seconde guerre mondiale à l’ensemble des salariés. Ce modèle dit « bismarckien » organise la protection sociale sur la base de cotisations. Il est complété par des dispositifs d’assistance pour ceux qui ne cotisent pas comme le RMI en 1988.

En 1942, un rapport est rédigé à la demande du Gouvernement anglais par William Beveridge pour créer un horizon souhaitable pour l’après-guerre. Il commence par cette phrase : « A un moment révolutionnaire de l’histoire du monde, il faut être révolutionnaire et non pas faire du rapiéçage » . Il est diffusé par centaine de milliers d’exemplaires y compris par la Royal Air Force sur l’Allemagne nazie. Son objectif consiste à « libérer l’homme du besoin » en dépassant les intérêts sectoriels, en positionnant l’Etat comme le garant des prestations et en s’attaquant à cinq aléas de la vie : la maternité, la maladie, le décès, le chômage et les accidents du travail. Il aura une grande influence sur les protections sociales nationales et sera en réalité appliqué de manière universelle (haute) ou résiduelle (basse). Cette protection peut être liée à la citoyenneté comme dans les pays scandinaves avec un haut niveau de couverture face aux aléas de la vie : protection chômage élevée, formation professionnelle conséquente, couverture maladie pour tous et toutes, retraite  élevée. Mais elle peut aussi être appliquée de manière résiduelle, comme un succédané de bas niveau au marché du travail considéré comme la source unique de la création de valeur. Celui-ci doit permettre de se payer des assurances retraites ou maladie. Quand il ne le permet pas, l’Etat se substitue avec un « filet de sécurité ». La protection sociale est alors limitée à son plus simple appareil.

Emmanuel Macron veut s’attaquer aux fondements de notre système bismarckien fondé sur des assurances sociales. Ce qui est trompeur, c’est qu’il le fait en utilisant des mots d’un système beveridgien de haut niveau (« universel », « émancipation », « prévention ») mais que les lois et les décrets adoptés crée un système résiduel. On pourrait multiplier les exemples : suppression de critères de pénibilité pour la retraite, diminution des allocations chômage pour 1,3 millions de personnes, diminutions des allocations logement dans le budget de l’Etat de 15,5 milliards à 12 milliards d’euros en 3 ans, destruction des protections des travailleurs de droit social, étranglement financier des services publics hospitaliers… Les coupes se font en milliards d’euros et quelques dispositifs d’urgence se voient ajouter quelques millions d’euros.

Le projet de Revenu Universel d’Activité s’inscrit dans la lignée de cette politique. Il est tout à fait compatible avec un projet néolibéral de la protection sociale. Prenons cet extrait d’un auteur célèbre : « Il n’y pas de raison pour que le gouvernement d’une société libre s’abstienne d’assurer à tous une protection contre un dénuement extrême, sous la forme d’un revenu minimum garanti, ou d’un niveau de ressources au-dessous duquel personne ne doit tomber. […] A condition qu’un tel minimum de ressources soit fourni hors marché à tous ceux qui, pour une raison quelconque, sont incapables de gagner sur le marché de quoi subsister, il n’y là rien qui implique une restriction de liberté ou un conflit avec la souveraineté du droit»[2]. Cet auteur se nomme Friedrich Hayek. Il a inspiré les gouvernements néolibéraux de nombreux pays dans le monde y compris le néolibéralisme de Pinochet. Sa lecture a aussi marqué le Premier Ministre actuel [3]. Le RUA ne s’oppose donc pas à ce projet économique, il en fait partie intégrante.

Que dit le Gouvernement ? Le dispositif du RUA s’appuie sur trois constats [4] :

1. « La complexité et l’illisibilité des aides sociales ». Sont cités en exemple les bases ressources, les périodes de référence et la prise en compte de la composition familiale. Il faudrait simplifier la forêt des dispositifs. Objectif honorable avec deux réserves majeures. D’une part, l’objectif a l’air d’être d’abord de simplifier la gestion des dispositifs plus que leur accès pour les personnes. A aucun moment n’a été évoqué l’idée d’un principe de confiance a priori en vigueur pour les entreprises, de simplifier les dossiers administratifs de demande d’aide… D’autre part, ces aides sociales sont toutes considérées sous l’angle d’un apport de revenu alors que leur fondement politique n’est pas identique. Comment comparer une exclusion du système d’assurance chômage, l’existence d’un handicap physique ou mental et un loyer trop important pour de faibles ressources? Chacun de ces dispositifs a sa légitimité propre. Le nier conduirait à l’aveuglement technocratique.

2. Il subsisterait « des situations où le gain financier au travail est faible ou nul» [5 ]. On trouve là le fondement de ce projet. Le Premier Ministre n’a-t-il pas déclaré le 12 juin 2019 à l’Assemblée Nationale « La justice sociale c’est de faire en sorte que le travail paye ». Et la porte-parole du Gouvernement ajoutant dix jours plus tard « La justice sociale c’est de faire en sorte que le travail paye plus que l’inactivité ». Voilà une définition bien minimale de la justice sociale. Il suffirait de n’avoir aucun revenu et un salaire minimum à 100€ par mois pour que le travail paye plus que l’inactivité. On retrouve le principe d’une protection sociale minimale et complémentaire au marché du travail.

3. Il existerait des « différences de traitement difficiles à justifier » en comparant les configurations familiales. L’objectif est une fois encore d’organiser une forme d’équité entre personnes pauvres sans
comparaison avec le niveau de vie du reste de la population française. Il ne s’agit pas de « libérer les hommes et les femmes du besoin » et d’éliminer la pauvreté mais de gérer au plus juste en fonction des
moyens disponibles.

Le non-recours serait la conséquence de la complexité et du gain financier au travail (ce qui est faux). Le niveau des minima sociaux n’est jamais évoqué. Le RUA ne peut être que la compensation honteuse d’une absence sur le marché du travail et de la pénurie organisée des dépenses publiques. C’est un sparadrap déposé sur les blessures infligées à notre corps social. Qui peut être contre un sparadrap ? Personne. Est-ce qu’un sparadrap soigne une blessure ? Non, au mieux, il la cache. Le RUA ne peut pas faire reculer la pauvreté. Il n’est pas pensé pour répondre à la nécessité de protéger les personnes et de réaliser les droits fondamentaux. A nous d’imaginer une alternative visant de manière cohérente une protection sociale juste et solidaire

Notes :

[1] ESPING-ANDERSEN Gosta, Les trois mondes de l’État-providence: essai sur le capitalisme moderne, Paris, Presses universitaires de France, 2007,
[2] HAYEK Friedrich A. (1982), Droit, législation et liberté – Une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique tome 2 Le mirage de la justice sociale, Paris, P.U.F., rééd. coll. « Quadrige », 1995
[3] “(…) un ouvrage qui m’a beaucoup marqué. Je veux parler de la « Route de la servitude » de Friedrich Hayek. Pour Hayek, la concurrence, c’est d’abord une question de liberté. Du consommateur, du producteur et selon lui, du citoyen. Cette concurrence ne se construit pas contre l’État, mais avec lui. « L’État – écrit Hayek – possède un domaine d’activité vaste et incontestable : créer les conditions dans lesquelles la concurrence sera la plus efficace possible, la remplacer là où elle ne peut être efficace.“ Edouard Philippe, le 5 mars 2019. (lien vers le discours)
[4] Ces constats ont été présentés dans des documents lors de la concertation : lien vers le site du gouvernement – plan lutte contre la pauvreté
[5] Les deux exemples donnés sont microscopiques : la situation d’un couple avec une personne à l’ASS sans activité lorsque le revenu d’activité dépasse 1,15 Smic et un couple de locataires sans enfant à l’AAH où l’un des deux ne travaille entre 0,9 et 1,9 Smic.


Aller plus loin :

Merci à eux de nous avoir invité à contribuer à cette rencontre !

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