Tendre un café et pouvoir dire
Un texte pour discuter de l'accueil, de la commune humanité et de la poésie dans nos vies. Utilisé lors de formations pour oser faire un pas vers l'autre en appréhendant ce qui se joue dans la relation (son importance, la délicatesse qu'elle nécessite).
"L'accueil est un réflexe, un immédiat, comme une compétence de la sensibilité humaine qui surgit sous l'impact de l'inconnu, de l'imprévisible, une distorsion soudaine qui renverse l'esprit, dépasse la peur et mobilise les sources et ressources bienveillantes. Dans l'accueil, on recueille, puis on va au delà : on prend soin, on s'emmêle l'un à l'autre, on s'enveloppe d'un espace partagé (...)
S'émouvoir du reflet de soi dans les misères de l'Autre et y fonder sa compassion, comme cela se fait souvent dans l'élan impensé de l'accueil, cela revient un peu à se soutenir soi-même.
S'émouvoir avant tout de soi-même est souvent le signe d'une défaillance du monde. La relation demande de vivre la plénitude intraitable du don. Le don libère celui qui donne et celui qui reçoit. Il ne reconnait pas, il n'oblige pas. Il offre la possibilité d'une relation, élève et ennoblit (...)
Tendre un café et pouvoir dire "Tu n'es pas moi, tu ne me ressembles pas, tu ne feras pas ce que j'aimerais que tu fasses, tu es libre et opaque comme je peux l'être à tes yeux, et je t'offre ceci de grand cœur...". Ou encore : "Nous n'avons pas d'histoire commune, nous n'avons qu'un devenir, sans doute à partager mais en tout cas impossible à prévoir, et je t'offre ceci de grand cœur..." (...)
Quand l'accueil s'anticipe, se rumine, se construit, s'organise, il devient une hospitalité, une culture établie de la vie qui veut rester vivante en pleine et haute conscience de l'Autre. Si la "bonne conscience" peut-être imbécile et béate, la haute conscience, elle, est toujours entre peur et confiance, entre tact et audace, elle tremble au sens qu'avait envisagé Edouard Glissant. Quand le bourgeon de l'accueil parvient à s'épanouir en hospitalité, la haute conscience est là, comme un printemps ou comme cette saison où la pluie est royale et féconde.
Frères, oui, parce que nous allons soit nous perdre ensemble, soit devenir ensemble. Le café offert à des ombres aux grands yeux n'est donc pas une "valeur" que l'on peut isoler et agiter dans une mécanique : c'est une étincelle de relation (...). L'accueil ici n'est pas seulement un don. Il est une des modalités du juste-vivre au monde. Il suppose au minimum de garantir la dignité humaine : assurer (à l'Autre) les moyens de se maintenir et poursuivre sa quête, le laissant libre d'aller. L'accompagner comme de juste, autant que demandé. La souffrance de l'Autre n'autorise aucune projection organisant sa transparence, décidant de son rêve, lui imposant les fourches caudines de celui qui accueille, lui niant ainsi toute distorsion ou défaillance. Celui que la migrance jette en fragilité reste entier ce qu'il est. L'élan vers lui se doit de le laisser intact".
Patrick Chamoiseau, Frères migrants, 2017, pp. 85-89